L'art islamique : une civilisation en formes et en lumières
Quand on parle d'art islamique, on imagine souvent une mosaïque de motifs géométriques, de coupoles ciselées, de calligraphies fines. Pourtant, réduire cet art à un style figé ou à une religion serait passer à côté de l'essentiel. L'art islamique est avant tout un monde d'échanges, de circulation, de réinventions. C'est un art né d'une foi, oui, mais également d'une géographie vaste, d'influences multiples et d'un dialogue constant entre cultures.
Des origines spirituelles à une identité visuelle plurielle
L'art islamique naît au VIIe siècle avec l'émergence de l'islam dans la péninsule Arabique. Mais son développement rapide l'entraîne à la rencontre d'autres civilisations : byzantine, perse, copte, indienne. Les artistes musulmans s'inspirent, adaptent, intègrent ces héritages pour inventer une esthétique propre.
Ainsi, la coupole byzantine devient un élément-clé de l'architecture religieuse islamique, comme en témoigne le Dôme du Rocher à Jérusalem (fin VIIe siècle), joyau d’harmonie entre architecture hellénistique et symbolique islamique. De même, les motifs floraux et animaliers des Sassanides influencent durablement les décors des objets d’art produits en Iran ou en Mésopotamie.
Cette richesse d’emprunts n’affaiblit pas l’identité de l’art islamique, elle la renforce. Elle construit une esthétique reconnaissable, mais jamais uniforme.
Une architecture au service du sacral et du quotidien
L'architecture islamique n'est pas un simple espace construit : elle est pensée comme un lieu de méditation, de sociabilité, de représentation. Les mosquées, bien sûr, en sont les symboles majeurs. Mais les madrasas, caravansérails, bains publics, palais et même maisons privées participent à ce langage architectural.
Chaque région développe ses formes :
- La Grande Mosquée de Cordoue (VIIIe-Xe siècle), avec ses arcs polylobés et ses forêts de colonnes, traduit le raffinement andalou.
- L'Alhambra de Grenade (XIVe siècle), avec ses jeux d'eau, ses stucs ajourés, ses inscriptions calligraphiées, incarne la poésie visuelle du monde nasride.
- En Iran, la mosquée du Shah à Ispahan (XVIIe siècle) révèle le goût pour les faïences turquoise, les voûtes à muqarnas et l’inscription du bâti dans l’espace urbain.
- En Inde, le Taj Mahal (XVIIe siècle), mausolée moghol, conjugue symétrie parfaite, marbre blanc et spiritualité amoureuse.
Ces monuments, aujourd’hui classés au patrimoine mondial, ne sont pas des objets isolés : ils dialoguent avec leur environnement, incarnent un art total où l’espace, la lumière, l’eau et la matière participent d’une même pensée symbolique.
Objets d'art : entre science, foi et beauté
Loin de se résumer à l'architecture, l'art islamique excelle dans les objets du quotidien et du prestige. Aiguières en bronze, céramiques lustrées, coffrets en ivoire, tapis, verreries, manuscrits enluminés : chaque objet témoigne d’une recherche du beau, même dans l’utile.
Prenons l’exemple des astrolabes : instruments scientifiques permettant de lire la position des astres, ils deviennent aussi des supports artistiques. Finement gravés, parfois incrustés d’argent, ils allient savoir et esthétique. Plusieurs exemplaires sont conservés au British Museum de Londres et au Musée d'histoire des sciences d'Oxford.
Les céramiques d’Iznik (XVIe siècle), produites dans l'Empire ottoman, marient élégamment arabesques, tulipes stylisées, palmettes et couleurs vives. On les retrouve sur les façades de mosquées mais aussi sur des plats, carreaux muraux et objets domestiques.
Quant aux tapis persans ou anatoliens, leurs motifs symétriques, leurs teintes naturelles et leurs compositions symboliques leur confèrent un rôle plus que décoratif : ils sont souvent perçus comme des « jardins transportables ».
Calligraphie et ornement : un langage visuel du sacre
Dans l'art islamique, la calligraphie est reine. Parce qu'elle transmet la parole divine, elle acquiert un statut d'art majeur. Loin d’être un simple ornement, elle structure l’espace visuel et architectural.
- Le style coufique, anguleux et sobre, orne les premiers manuscrits coraniques et les frises monumentales.
- Le nasḭī, plus fluide, sert à la copie des textes savants ou poétiques.
- Le thuluth, majestueux, habille les coupoles et portails.
- Le nasta’līq perse, tout en élégance suspendue, devient le style de prédilection de la poésie illustrée.
Dans les mosquées, les palais, mais aussi sur les objets, la calligraphie s’entrelace avec les motifs végétaux (arabesques) et les compositions géométriques. Ce triptyque ornemental vise une abstraction signifiante : il invite à la contemplation, suggère l’infini sans jamais le représenter.
Circulations, influences et variations régionales
Loin d'être un art figé, l'art islamique est marqué par une grande mobilité : des formes, des techniques, des artisans eux-mêmes. Le monde musulman médiéval est parcouru de routes commerciales (soie, épices, or), intellectuelles (traductions, bibliothèques) et religieuses (pèlerinages).
- En Espagne, l’art mudéjar intègre les codes islamiques dans des édifices chrétiens.
- En Afrique, les mosquées de terre crue comme celle de Djenné reprennent la forme du minaret dans une matière locale.
- En Asie, l’influence de la porcelaine chinoise se retrouve dans les faïences iraniennes et ottomanes.
Chaque région développe un art islamique à son image, tout en conservant une unité de fond : le goût pour l’ornement, l’harmonie, la lumière, et la spiritualité sans représentation directe.
Un art total, vivant, universel
L'art islamique n'est pas seulement religieux. Il est à la fois spirituel et intellectuel, quotidien et savant, local et global. C’est un art du regard, du signe, de la matière, où la forme n’est jamais gratuite, où le beau est toujours porteur de sens.
Aujourd’hui, ses chefs-d’œuvre sont présents dans les plus grands musées du monde : le Louvre, le MET, le British Museum, le Museum of Islamic Art de Doha, le musée Benaki d’Athènes, le musée du Bardo à Tunis. Mais il vit aussi dans l’artisanat contemporain, dans les restaurations patrimoniales, dans les questionnements sur le patrimoine et l’identité.
« Comprendre l’art islamique, c’est comprendre une autre manière d’habiter le monde. » — Pierre Lory, islamologue
Dans un prochain article, nous plongerons au cœur de ces formes, dynasties, manuscrits, symboles et héritages. L’art islamique ne se raconte pas en une seule fois : il se découvre, couche après couche, comme un motif qui se révèle dans le détail.
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